Le 15 et 16 avril 1860 : Le plébiscite truqué
Dans le numéro précédent, nous avions mis à plat, grâce aux archives diplomatiques, la réalité qui se cachait derrière le traité de Turin, à savoir la volonté française de s’emparer de Nice et de la Savoie à tout prix. Cavour qui avait sacrifié la Savoie, céda aussi pour Nice car il aurait perdu l’avantage de pouvoir la monnayer si Napoléon III mettait à exécution ses menaces d’invasion. Le mémorandum secret accompagnant le traité du 24 mars prévoyait que le gouvernement Sarde faciliterait l’ingérence française à Nice, dès la signature de l’acte et avant même le vote des populations, lequel ne servait que paravent pour ôter aux puissances européennes tout prétexte à intervention. Le consul de France Pillet et le sénateur Piétri, installé à Nice, dirigeaient déjà tout à leur gré. Le scénario qu’ils avaient préparé était en place et ils avaient choisi les hommes corrompus qui allaient servir leurs projets. La frégate française La Foudre, chargée de soldats, mouillait déjà en rade de Villefranche, aux ordres du Consul de France.
Le 27 mars Victor-Emmanuel II signa l’acte de renonciation solennel à ses droits sur les deux provinces, pour lui et ses descendants. A cet instant, Nice se retrouvait légalement dans le statut antérieur à la dédition de 1388, donc jouissant de la pleine souveraineté. Mais l’acte de renonciation ne fut rendu public que le Ier avril. Pendant ce temps, les Niçois furieux assiégèrent l’Hôtel où résidait Piétri, brisèrent les vitres et furent refoulés par les marins français. Le syndic Malausséna, corrompu par Piétri était tout acquis à la France, mais il restait Arson et de la junte municipale qui avait demandé la neutralisation de Nice garantie par les puissances européennes ; pour paralyser leur action, le roi désigna le 1er avril les personnes que le ministère français, sur les conseils de Piétri, lui avait indiqué, pour diriger le comté. Lubonis fut nommé régent, Girard, vice-gouverneur et Gal, conseiller. Ces nomination étaient illégales car ayant renoncé à sa souveraineté il ne pouvait nommer aucun fonctionnaire et encore moins un « régent » puisque Nice n’avait plus de roi... La veille, ces nominations avaient déjà été annoncées à Paris dans le Journal des débats avant même que Victor-Emmanuel ne signe les actes officiels ! Le roi entra dans une violente colère car, du fait de cette bévue française, il se vit démasqué publiquement...
Le scénario était bien orchestré puisque le Ier avril les troupes françaises entraient à Nice. Nous lisons dans le journal du capitaine Secrétain, envoyé à Nice par Napoléon III avec le général Frossard pour superviser l’annexion : «1er avril : …le colonel d’Etat-major Osmont est à Nice depuis quelques jours avec le titre de commandant de la place française, avec le sous-intendant militaire Gaudrax, pour y organiser le service des troupes françaises de passage. En effet, l’armée d’Italie rentre. Il doit passer à Nice, deux divisions complètes (Bazaine et de Failly), la moitié de la division Ulrichz et toute la cavalerie. Les troupes d’infanterie feront séjour à Nice de façon qu’il y ait toujours là deux bataillons ; les premières troupes arrivent aujourd’hui. »
Le « régent » Lubonis fit une déclaration outrancièrement pro-française qui se terminait par : « Vive Napoléon III !» ; elle fit un scandale à Nice et à Turin, il fut rappelé à l’ordre par Cavour. Un sieur Paccard, français en villégiature à Nice écrivit dans son journal : « Une buvette gratuite a été établie pour les soldats français ; le soir il y a eu une illumination… toutefois, quelques cris « a bas les Français, se sont fait entendre, mais sans écho : C’est surtout la classe tout à fait la plus basse que se prononçait le plus vivement contre nous. On redoute surtout la police française ». Le peuple Niçois était « la classe la plus basse » et « il redoutait la police française », alors qu’il était chez lui et subissait une armée d’occupation !!!
Le 5 avril le comité d’opposition à l’annexion déclarait : «En présence des événements qui ont eu lieu de puis quelques jours, en présence de l’occupation de fait par les troupes française…en présence de la pression morale qui résulte de ce fait qui sont en contradiction avec les promesses de garanties contenues dans la déclaration du roi, attendu que le Comité national s’était constitué dans le seul but de s’opposer avec pleine liberté et par tous les moyens légaux à l’annexion du comté de Nice par la France, le Comité, en déclarant que l’accomplissement de sa mission est empêché par la force des circonstance, décide de s’ajourner indéfiniment… ». Les opposants refusaient de participer à cette parodie de vote. Le 7 avril, le « régent » Lubonis promulgua une nouvelle loi électorale qui permettait la fraude massive. L’article 4 supprimait l’obligation de résidence à Nice pour voter, l’article 7 indiquait que les listes seraient dressées par des « Comités » nommés par lui et l’article 6, stipulait que ces Comités « statueraient sommairement sur toutes les réclamations ».
Le plébiscite était ainsi verrouillé par les Français. Le 10 avril Cavour écrivit à son ministre Nigra : «Santa-Rosa [haut fonctionnaire du ministère de l’intérieur Sarde], m’assure que tout est déjà français à Nice, même le syndic M. Malausséna que Piétri a su gagner en peu de temps… » et dans un autre courrier : «…puisque Piétri est sûr du résultat… ». Le syndic Malausséna fit une vibrante et honteuse proclamation pro-française avant le scrutin, suivi par l’évêque Sola qui se livra à toutes les bassesses de sacristie, se déshonorant au point de vanter aux Niçois « l’équité des lois » de Napoléon III (qui instaura des lois d’exception muselant les libertés publiques) et « l’opulent Trésor français… » ! A la mairie arrivaient les réquisitions du préfet impérial du var ( !) qui transmettait des listes des personnes soi disant « d’origine niçoise » habitant en France, que l’on devait inscrire sur les listes niçoises...
La principale fraude s’articula grâce à l’introduction du « suffrage universel », ce qui est un comble : Malausséna reprit d’abord les anciennes listes où figuraient les vrais Niçois « incontournables » déjà inscrit au suffrage censitaire, lequel était restrictif, ce qui déjà en éliminait beaucoup et les « Comités » désignés par Lubonis dressèrent des quantités de listes complémentaires, (composées évidemment de personnes niçoises ou non, dont ils étaient sûrs) pour que le suffrage devienne « universel ». On dispose de ces « listes supplémentaires » ou chaque membre des « Comité » a signé en face du nom qu’il a fait inscrire. On connaît la suite, pas de bulletin « Non », pas d’isoloir, surveillance des bureaux par les seuls pro-français, dépouillement idem, pas d’observateurs neutres, présence ostensible de l’armée française, pressions et corruptions diverses… Et le scrutin se déroulant durant deux jours (ce qui n’était pas utile) les urnes furent toute la nuit sous la seule garde des « Comités » alors que Malausséna avait en sa possession le cachet municipal avec lequel elles avaient été scellées… Secrétain indique : « pour éviter toute apparence de pression, on n’a gardé à Nice qu’un seul bataillon, pour le service des postes et des soldats qui n’étaient pas en service ». Qui peut croire qu’il ait fallu un bataillon entier en ville pour distribuer le courrier, un dimanche et un lundi, à des soldats… censés être bouclés dans des casernes ? Voilà le compte-rendu de Sécretain pour le soir du premier jour de vote : « 15 avril. Premier jour du vote pour l’annexion… C’est le général [Frossard] qui a fait hâter ce vote afin de mettre un terme aux mouvements de la population indigène. En Savoie le vote n’aura lieu que dans huit jours… Il y a dans ce premier jour 5300 votants sur 7000 inscrits et le vote est unanime. Les paysans qui n’ont pas de bulletins tout faits et auxquels au demande s’ils veulent le bulletin oui ou le bulletin non, s’indignent qu’on mette leur vote en doute… ». Sans commentaires ! Le second jour du scrutin, les « Comités » laissèrent voter des centaines de non-inscrits, pourvu qu’ils votent Oui. En hâte, il fallut remettre tout cela d’aplomb à la mairie et refaire de nouveaux procès-verbaux dressés et signés illégalement après coup ! On conserve aux archives des centaines de ces morceaux de papiers de divers formats, raturés, tâchés, des feuilles arrachées à la sauvette, portant dans le plus grand désordre les noms de ces « votants » inconnus de dernière heure.
Plus généralement, l’on oublie souvent de dire que le traité de Turin ne fixait pas la limite des territoires cédés, lequel fut déterminé un an après par la convention de délimitation de frontières du 7 mars 1861. Ce qui signifie que les populations appelées à voter pour l’annexion ne savaient même pas si elles étaient concernées par ce vote ! Tende, la Brigue, ne l’étaient pas puisqu’elles demeurèrent italiennes ; Menton et Roquebrune non plus, puisque Napoléon III fut contraint de les racheter au prince de Monaco 4 millions-or ! Pourtant les voix de ces communes furent comptabilisées dans « le résultat » du plébiscite. Le soir de la « victoire » française, Piétri à qui l’on apportait les résultats, consulta l’ensemble des pièces, et loin d’être satisfait, se rembrunit, et laissa tomber glacial : « Messieurs, vous êtes tous des maladroits ! », tellement les fraudes étaient visibles. Plus tard, Lubonis, qui ne s’estimait pas assez payé pour sa trahison écrira, lui : «… vous savez que dans ces derniers temps j’ai du voir certains procédés diplomatiques, certaines mesures politiques dont Machiavel lui-même eût été étonné. ces souvenirs ne sont pas encourageants surtout pour les magistrats habitués à la stricte application des lois… ». Nous clôturerons là ce dossier car l’on pourrait écrire un livre entier. Ce livre d’ailleurs existe, et pour ceux qui veulent en savoir plus, nous signalons qu’il s’agit de « Nice, demain l’indépendance » d’Alain Roullier. Documents diplomatiques à l’appui, il y est disséqué par le menu toutes ces fraudes et bien d’autres, intervenues plus tard sur ce même sujet, notamment en 1947 lors de la signature du traité de Paix.